La Peru Divide en solitaire

Cinq jours après notre départ de Huaraz, Elisa tombe malade. Malgré une pause à Oyón sa situation à plutôt tendance à empirer… Pour elle qui envisageait déjà de prendre un bus pour m’attendre à Cusco, c’est la dernière chance : la prochaine ville desservie par les transports en commun après Oyón est loin…

Depuis la préparation de ce voyage, nous avons toujours été très clair sur un point : nous n’avons aucune obligation à tout faire ensemble. Nos chemins peuvent se séparer et se rejoindre selon les envies de chacun d’entre nous. Malgré cette promesse, en 2 ans et demi cela n’était encore jamais arrivé… De mon côté, c’est la première fois que je vais rouler seul plus de quatre jours, et la première fois depuis le début de ce voyage que je vais pouvoir avancer à mon rythme. Et puis, même si j’apprécie notre façon de voyager à deux, cela fait déjà un moment que j’ai envie d’expériences un peu plus engagées : plus rapide, plus rude, dans des endroits plus isolés… C’est l’occasion d’une petite expérience : je n’ai aucune idée de la distance que je suis capable de parcourir en une journée solitaire, du temps que je peux tenir sans jours de repos ni prendre une douche chaude ou dormir dans un lit, de ma capacité à apprécier les pauses et à gérer la solitude. Et ce sera d’autant plus chouette de se retrouver après (et de prendre une douche).

C’est quoi la Peru Divide ?

Pour les voyageurs à vélo, la Peru Divide fait partie, au même titre que la Carretera Austral chilienne ou le salar d’Uyuni en Bolivie, de ces itinéraires mythiques d’Amérique du Sud. Elle traverse les montagnes péruviennes en suivant la ligne de partage des eaux : d’un côté les rivières coulent vers l’océan Pacifique, de l’autre vers l’Amazone. Elle est réputée être un des itinéraires de cyclotourisme les plus difficiles au monde, en particulier à cause de son altitude : on y fait le yoyo en permanence entre 3000 et 5000m. Les montées comme les descentes sont longues et usantes, en particulier au dessus de 4000m, où l’oxygène devient rare et où les jambes s’alourdissent. De mon point de vue, étant bien acclimaté, plutôt léger et déjà pas mal entrainé aux efforts prolongés en altitude depuis l’Equateur, c’est loin d’être la route la plus difficile sur laquelle j’ai roulé, en tout cas pour ce qui est de l’effort physique. Le challenge est à mon avis surtout mental : la nuit tombe à 18h et les températures chutent immédiatement en dessous de 0 degrés, ne remontant pas avant que le soleil fasse son apparition le lendemain matin… Quand il apparaît. Lorsque le ciel reste couvert toute la journée, les températures ne dépassent pas 10 degrés. Qui plus est, contrairement aux déserts du sud du Pérou au nord du Chili, il y a beaucoup d’eau et l’air est humide, rendant le froid difficilement supportable. L’autre facteur qui rend cette route dure mentalement, ce sont ces longues descentes. Au dessus de 4000m, les paysages sont magnifiques et on souhaiterait y rester un long moment, malgré la difficulté. Mais régulièrement il faut traverser une vallée, et donc redescendre à 3000m, où le climat est plus doux mais les paysages moins charmants, tout en pentes, plus peuplés et cultivés et donc plus difficiles pour camper. Devoir tout remonter après ces descentes demande un véritable effort de volonté, heureusement toujours récompensé par la beauté des lieux.

Il voyage en solitaire

À peine Elisa montée dans le bus et moi seul sur mon vélo, je me sens con. Kenny et Stephanie, avec qui nous roulions depuis Huaraz, ont également jeté l’éponge, Kenny étant lui aussi malade. Je suis vraiment seul et j’ai un mur de 1500m face à moi, dans un canyon pas particulièrement joli. Ça monte raide, j’ai le vent de face… Mais pourquoi je m’inflige ça, alors que je pourrais aussi être dans un bus pour Cusco avec Elisa et mes amis ? Cette question, je vais me la poser un paquet de fois pendant les 10 jours à venir. En même temps, arriver à Cusco et retrouver mon groupe va être une motivation qui va me pousser à rouler vite, fort et longtemps. L’autre motivation ce seront les podcasts, particulièrement ceux des Baladeurs, d’Arnaud Manzanini et de Matt Pycroft, qui me tiendront compagnie, alimenteront mes réflexions et me donneront le petit coup de pied au cul nécessaire dans certains moments difficiles.

Le deuxième jour, je découvre la liberté d’être seul. Et pour être seul, je suis seul : il n’y a pratiquement personne sur cet altiplano. Juste moi, quelques éleveurs de camélidés et leurs troupeaux, de grands lacs et beaucoup d’oiseaux. Je regarde la carte : Cerro de Pasco, la plus importante mine de l’histoire du Pérou est à seulement 60km. À deux il faudrait discuter, argumenter de l’intérêt de ce détour. Mais je suis seul et je fais ce que je veux. Et j’ai très envie de voir à quoi peut ressembler une ville à 4300m d’altitude (supposément la ville la plus haute du monde), littéralement construite sur un gigantesque trou qui s’agrandit petit à petit depuis 5 siècles, où l’eau du robinet est contaminée au métaux lourds… Quelques heures de vélo plus tard et me voici sur la place centrale. C’est samedi, c’est vivant. Les gens s’amusent, vont au restaurant. Des mineurs en tenue de sécurité passent parmi la foule dans l’indifférence totale. À 18h la nuit tombe et la température descend autour de 0 degrés, l’oxygène est rare, les bonnets et doudounes sont de sortie et la place principale se remplit de stands de soupes et de boissons chaudes plutôt que de vendeurs de glaces et de limonades. Un samedi soir d’été à Cerro de Pasco…

Sixième sens

Après quelques jours en solitaire je me rends compte d’une chose nouvelle : mes sens s’aiguisent et je ressens tout plus intensément. Je pleure de joie, d’émotion face à certaines histoires que je lis le soir ou écoute dans la journée, face à la beauté des paysages… L’ascenseur émotionnel du voyage à vélo est beaucoup plus intense : dans les moments forts je suis littéralement défoncé aux endorphines, et dans les moments difficiles je suis au fond du trou et je ne parviens à continuer qu’au mental. Je suis aussi plus sensible aux énergies des lieux, comme cette fois où je me sens irrésistiblement attiré par un petit bosquet de vieux polylepis et où j’ai l’impression d’entendre des voix dans le bruit du vent dans le feuillage. Ou ce matin où, ayant atteint un col à 4900m, je ne peux m’empêcher de grimper au sommet de la « petite colline » de 5000m à côté. Et c’est fou : je suis sur un caillou soufflé par le vent, mon vélo est minuscule au bord de la route 100m plus bas. Je suis entouré de glaciers à ma gauche et voit les brumes de l’océan Pacifique à ma droite, environ 200km plus loin. Quelqu’un a écrit « Dieu est grand » en cailloux peints : je ne suis certainement pas le seul à avoir ressenti la magie du lieu, même si nous l’exprimons de manière différente. Ce petit détour m’aura pris 1h30, durée pendant laquelle aucun autre humain n’est entré dans mon champ de vision. Je n’aurais probablement jamais eu l’idée de faire ceci si je n’avais pas été seul.

à ma gauche les glaciers, à ma droite le Pacifique (hors cadre).

Un soir je me retrouve au bivouac avec Ben, cycliste anglais qui remonte vers le nord, et Jonas, irlandais qui a commencé son périple à Lima et descend lui aussi vers le sud. Nous sommes trois voyageurs solitaires autour d’un feu de bouses de vaches séchées. Ben, qui voyage seul depuis 2 ans, me confie qu’il ressent plus particulièrement cette exacerbation des sens ici, dans les montagnes. Selon lui, cela serait causé par l’altitude, une forme d’ivresse, d’hypersensibilité probablement causée par le manque d’oxygène.

L’homme pressé

L’enchainement des journées, mais surtout des nuits glaciales me vide. Physiquement je peux toujours avancer, mais mentalement c’est chaque jour plus dur. Dans la vallée de Huancaya, je suis à deux doigts de jeter l’éponge et de descendre à la côte plus tôt que prévu. Heureusement, c’est à ce moment là que je rencontre Ben et Jonas, avec qui je passe une soirée à une altitude plus confortable, ce qui me remotive.

Je suis seul et pressé de rejoindre Elisa et mes amis. Je veux arriver vite à Cusco, et j’ai du mal à mettre fin aux journées de vélo et profiter des endroits. J’ai parfois envie de m’arrêter quelque part, mais rapidement je repars : à quoi bon m’arrêter ici si je suis seul ? Ce sentiment me suivra jusqu’à la côte. Deux fois je continuerais à avancer après le coucher du soleil. Je roule dans le noir, par des nuits sans Lune alors que toutes mes batteries y compris celle de ma lampe frontale sont autant à plat que moi, que j’ai laissé le panneau solaire à Elisa pour m’alléger et que je ne compte pas payer pour dormir dans un lit sale. Un soir, ne pouvant trouver où camper, je suis contraint de descendre 12km dans un canyon, espérant trouver un peu de plat au fond au bord de la rivière. Rouler dans le noir sur une descente caillouteuse est la pire expérience de ma vie de cycliste : je ne vois rien, je suis secoué dans tous les sens et de temps en temps la route remonte et me soulève comme une vague. Résultat : je découvre qu’il est possible d’avoir le mal de mer à vélo… Il me faut 2h pour terminer cette descente et arrivé en bas vers 20h30, je m’allonge par terre derrière un muret au bord de la route ne me relève que le lendemain matin. Comme disent les latinos : « c’est une expérience ».

Une interminable descente m’amène sur la côte. Une dernière bosse de 400m dans le désert au niveau de la mer, finit de m’achever. Je viens de passer un mois à monter et descendre entre 3000m et 5000m, à dormir dans le froid et à manger tous les jours la même chose, mais en terme de ressenti, cette petite bosse ingrate est de loin la plus grosse difficulté que j’ai eu à affronter au Pérou. Hasard de la playlist, c’est à ce moment que j’écoute une interview de Michel Sorine, organisateur de courses cyclistes et à pied et tétraplégique depuis 10 ans suite à un accident. Il évoque la joie qu’il a ressenti lorsqu’on lui a récemment offert un handbike à assistance électrique (sorte de vélo où l’on pédale avec les bras), qui lui permet de retrouver la sensation du vent sur le visage et de la liberté lors de courtes sorties pendant les quelques semaines par an où le climat lui permet de sortir (son corps ne pouvant plus réguler la température). Ça remet les idées en place.

Dernier bivouac.

Illustration parfaite de l’expression « montagnes russes émotionnelles du voyage à vélo » : deux heures plus tard je vis un de mes meilleurs moments de vélo : rouler sur la panaméricaine, autoroute plate, parfaitement lisse et bitumée avec la bande « cyclable » la plus large que j’ai vu depuis bien longtemps et faire la course contre le soleil qui plonge à ma droite dans l’océan. Malgré les 11 jours de vélo que j’ai dans les jambes, je me sens puissant comme jamais. Quel bonheur de respirer un air chargé d’oxygène, humide et sans cette poussière qui me fait saigner du nez !

Je pensais passer quelques jours sur la côte à me reposer, profiter de la mer qui commence à sérieusement me manquer et m’imprégner de l’ambiance de la côte, tellement différente du Pérou des montagnes… Mais finalement après une journée seulement, passée principalement à dormir et manger je décide de repartir, par peur de m’ennuyer. C’est le jour de trop : le fort vent de face m’empêche d’avancer à plus de 10km/h et je n’ai plus l’envie ni la force de forcer. Mon câble de transmission casse en plein désert, au même moment où la piste relativement correcte se perd dans les dunes. J’en ai eu assez, il est temps de rentrer. Je passe une dernière nuit à la belle étoile dans le désert (encore une fois sans Lune), et fait route dans l’autre sens le lendemain jusqu’à la prochaine gare routière, en singlespeed mais cette fois avec le vent dans le dos.

J’espère que cet article vous a plu. Peut-être vous a-t-il donné envie de découvrir à vélo cette route magnifique qu’est la Peru Divide ? Peut-être êtes vous déjà en train de vous préparer pour la parcourir ? N’hésitez pas à m’envoyer un message pour toutes informations concernant cet itinéraire !

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