Nous avions une dizaine de jours à occuper avant l’arrivée de ma famille, et après deux semaines de stress à Bogota, nous avions vraiment besoin de prendre l’air. Mais faire les touristes en bus ne nous inspirait vraiment pas : délocaliser notre sédentarité dans un autre endroit ne nous aiderait probablement pas à penser à autre chose. Nous avions besoin de nature, de camping, d’effort physique : ce que nous offre habituellement le voyage à vélo. Sans nos bicyclettes, le mieux serait donc de trouver une randonnée de plusieurs jours.
Après quelques recherches, nous nous sommes rendus compte que marcher et surtout camper en Colombie n’est pas si simple : il n’y a pas vraiment de culture du camping, les colombiens randonnent plutôt à la journée. Souvent, l’offre tourisme nature se présente de cette manière : une grande parcelle privée sur laquelle sont aménagés quelques hébergements, un petit espace pour une ou deux tentes, un restaurant, un petit sentier vers une cascade ou un ruisseau et éventuellement des activités d’éco tourisme (observation d’oiseau ou démonstration des activités agricoles de la finca généralement). Tout ça est souvent très amateur et convient certainement très bien à des citadins qui voudraient prendre l’air pour un weekend, mais moins à des européens en voyage habitués à des randonnées de plusieurs dizaines de kilomètres et à pouvoir camper un peu partout.
Quand on veut aller au delà de cette offre, il y a très peu d’informations en ligne sur des randos réalisables de manière indépendante. Tout ce que nous trouvons sont des offres construites par l’industrie du tourisme (Ciudad Perdidad), des randos qui semblent magnifiques mais nécessitent un guide, un permis et coutent très cher (El Cocuy, Sierra Nevada), ou des balades pour touristes en claquettes (Camino Real). De plus quand on demande aux gens localement, ils recommandent systématiquement de recruter un guide pour tout. À la fois par méconnaissance, parce que le tourisme est avant tout un business et parce que les terres sont pratiquement toutes privées dans ce pays et qu’il faut savoir naviguer entre les propriétaires plus ou moins ouverts et certaines zones où se passent des choses pas toujours bien légales.
Les parc nationaux ont avant tout une vocation de préservation pour des raisons environnementales, culturelles (lié aux cultures indigènes) voire de souveraineté (zones militaires). L’entrée sur ces terres, quand elle est possible, nécessite généralement d’acheter un permis, très cher pour les étrangers. Et ces parcs peuvent fermer leurs portes totalement pendant plusieurs semaines pour des célébrations religieuses indigènes, des risques environnementaux (éruptions volcaniques) ou permettre à la faune et à la flore de se régénérer.
En fouillant bien sur les blogs, nous finissons par trouver des possibilités de randonnées dans le Parc National Los Nevados, dans le centre du pays. Les conditions d’accès y seraient plus souples (pas besoin de guide ni de permis), et il y aurait de nombreuses possibilités de chemins. Cette zone est constituée d’un vaste plateau à plus de 3800m d’altitude sur lequel poussent les nevados, des volcans à plus de 5000m d’altitude couverts de neige éternelle (d’où leurs noms). C’est apparemment une zone populaire en Colombie pour l’alpinisme et la randonnée, et les fincas du secteur ont pratiquement toutes remplacé une grande partie de leur activité agricole par l’hébergement et l’entretien des sentiers. On trouve donc de véritables refuges de montagnes à intervalles réguliers avec douches chaudes, dortoirs, restauration et zone de bivouac. Exactement ce que nous cherchions ! L’information sur l’ouverture ou non de ces refuges étant introuvable, nous prévoyons d’être totalement autonomes : nous transporterons notre matériel de camping et notre nourriture pour les trois jours de la randonnée. L’avantage de voyager à vélo, c’est que nous avons déjà tout le matériel pour randonner, y compris les sacs à dos de 35L que nous utilisons à la place des traditionnelles sacoches.
Nous partons pour Salento, qui sera le point de départ de cette randonnée. Salento est un petit village colonial dans le « triangle du café ». Le village est très joli de 6h à 9h du matin, après c’est un peu Disneyland (le dimanche tout du moins). La plupart des touristes viennent ici pour deux choses : le café et la vallée de Cocora, avec ses palmiers de cire et ses toboggans à eau, sans savoir qu’en marchant un tout petit peu plus loin ils pourraient accéder à une des zones naturelles les mieux préservées du pays. C’est là que nous allons.
En route pour le paramo
Nous passons la première journée entière à monter dans une vallée pratiquement déserte. Pratiquement pas un mètre de plat ou de descente, cette marche d’approche est une ascension en elle-même qui nous amène jusqu’à 3700m d’altitude. Nos gros sacs à dos bien chargés, la verticalité du sentier, l’altitude et notre manque d’entrainement à ce genre d’exercice rendent cette journée particulièrement difficile. Mais les paysages et l’ambiance valent bien ces efforts. Nous ne croisons que deux groupes : les propriétaires de la finca où nous avons prévu de passer la nuit, qui font des allers-retours à cheval au village pour monter des provisions et du matériel, et un couple de traileurs colombiens avec leur chien qui fait l’aller-retour dans la journée. Nous passons la nuit à la finca la Argentina, où arrivent d’autres groupes de randonneurs. Ambiance refuge de montagne, on pourrait presque être dans les Alpes ou les Pyrénées, à la différence que nous sommes dans la ferme d’une famille qui vit ici à l’année, si loin et si proche à la fois du reste du monde. Leur quotidien est fait de grands espaces, d’élevage, de vie dans la nature. Le café bien chaud offert à notre arrivée, les gros ponchos en laine, le cheval comme unique moyen de transport… C’est beau de partager un peu de cette vie, même juste le temps d’une nuit.
Malheureusement, les guides nous informent que le parc national vient de fermer la veille pour cause de sécheresse… L’itinéraire que nous avions prévu n’est plus légalement accessible. Ils nous orientent vers une autre boucle (celle qu’eux font habituellement avec les groupes qu’ils encadrent). Pas de regret : cette boucle est certainement tout aussi belle que celle que nous avions prévu : le deuxième jour nous passons un col et arrivons sur le plateau, immense paramo (écosystème d’altitude des Andes du Nord) aux paysages d’un autre monde. Ici pousse un type de végétation très particulier de plantes à la croissance extrêmement lente, qui captent l’humidité de l’air pour l’amener dans le sol. Ces écosystèmes fragiles sont les véritables châteaux d’eau de la Colombie, c’est en partie grâce à eux que des millions de personnes ont accès à l’eau potable. D’où l’enjeu important de leur préservation très stricte. C’est magnifique et nous sommes très chanceux avec la météo : la pluie n’arrive qu’à la fin du deuxième jour et durera tout le troisième, nous permettant de voir ces paysages dans une ambiance très différente, sans l’inconfort de camper mouillés…
Nous traversons la Valle de Los perdidos (« vallée des perdus ») qui ne pourrait mieux porter son nom en ce jour : enveloppés dans un épais brouillard, enfoncés dans des sentes profondes et très érodées, nous cherchons notre chemin en lisant les traces de sabots au sol. Soudain, Elisa remarque une empreinte inhabituelle : une très grosse patte griffue… Certainement pas un humain et encore moins un cheval, mais pas un chien non plus. Le paramo est le refuge de plusieurs grandes espèces de mammifères, dont l’ours à lunettes (emblème des parcs nationaux de Colombie), le puma et le tapir. Dans ce brouillard, un de ces animaux (inoffensifs pour l’humain) pourrait passer à quelques dizaines de mètres de nous sans même que nous le remarquions… C’est à la fois magique et frustrant de s’imaginer qu’un de ces animaux extrêmement rares et timides se balade quelque part près de nous sans que nous puissions le voir.
Commence ensuite la descente. Nous passons sous la ligne des arbres et plongeons dans l’univers merveilleux de la forêt humide andine. Cet écosystème, véritable forêt enchantée où vivent lichens, orchidées, mousses, fougères et nombreux oiseaux dans une ambiance de brume est un de mes environnements préférés. Il pleut, il fait froid, le sentier très érodé n’est plus qu’un ruisseau dans lequel nous pataugeons. On est presque à mi-chemin entre la randonnée et le canyoning, et malgré l’inconfort et l’interminable descente bien raide (1700m de dénivelé négatif) qui nous brûle les quadriceps, on s’éclate.
Cette randonnée a vraiment été un des gros temps fort de notre séjour en Colombie, à telle point que nous envisagions d’y retourner quelques semaines plus tard avec ma famille. Les paramos sont des écosystèmes magnifiques et fragiles, indispensables à la vie dans les Andes du Nord (de l’ouest du Venezuela à l’Equateur) et il est facile de comprendre pourquoi ils sont sacrés pour les populations indigènes, et pourquoi ils sont aussi protégés. C’est un environnement d’un autre monde, rude et difficile d’accès qui incite au respect et invite à la contemplation. Nous avons hâte d’en traverser de nouveaux en Equateur, cette fois-ci à vélo.