Ayant eu beaucoup plus de temps pour écrire sur les bateaux qui nous ont mené de la Colombie à Manaus, Santarem puis Manaus à nouveau, j’ai choisi de faire un article dans un style un peu différent de ce que j’écris d’habitude. Ce qui suit n’est autre que mon journal de bord pendant ces 8j sur le fleuve, très légèrement retouché. N’hésitez pas à me faire des retours si le style vous plait (ou pas!).
26 mars
J’espérais prendre des photos souvenirs avec la roue d’Elisa, à la manière du nain de jardin d’Amélie Poulain. La roue sur le bateau à Tabatinga, à Santo Antonio do Iça, au bar du bateau, la nuit dans son hamac… Malheureusement à peine embarqué l’équipage me l’a confisqué. Les grandes malles aux couleurs des princesses Disney peuvent rester avec les passagers mais une roue de vélo, même bien emballée dans un carton, non. Direction la soute, avec le cargo.
Le bateau avance sur l’Amazone a un rythme comparable à celui d’un voyageur à vélo : environ 22km/h de moyenne, 18 en comptant les 8 escales en 4 jours dans des petites villes le long du fleuve. C’est qu’il y a du monde qui vit ici. J’imaginais l’Amazonie comme un grand désert vert et humide, peuplé de quelques communautés indigènes très isolées. Une version équatoriale de l’Arctique canadien en quelques sortes. Il n’en est rien : dans le seul état brésilien d’Amazonas, qui ne couvre qu’une partie de la forêt, sont recensés plus de 4 millions d’habitants (dont, il est vrai, plus de la moitié dans la seule ville de Manaus). Si aussi peu de routes apparaissent sur les cartes, c’est tout simplement qu’ici on se déplace en bateau. Plus qu’un désert, l’Amazonie est un immense archipel où les humains vivent sur de petits îlots entre fleuves, marais, lacs et forêts.
Si la vitesse d’un bateau de charge descendant l’Amazone est similaire à celle d’un vélo, le rythme du voyage est pourtant très différent. Le vélo est un mode de déplacement actif : le défilement des paysages, les endorphines, le rapport à la météo stimulent ou au contraire, anéantissent.
Sur le bateau, le ronronnement du moteur, le balancement du hamac, la petite brise qui chasse les moustiques et rendrait presque confortable cette chaleur saturée d’humidité et l’infinie monotonie des paysages pendant les 1600km du voyage lissent l’humeur. Le repas est servi à heures fixes, la durée du jour et de la nuit sont exactement égales et la préoccupation de l’endroit où passer la nuit disparaît. À vélo les paysages monotones peuvent être un véritable défi mental. Nous qui avons traversé le Canada en savons quelque chose : pendant plusieurs semaines nous roulions de 9h à 17h sans autre stimulation que cette selle qui nous brûlait le cul et l’attente du soir sous la tente avec un bon bouquin, à l’abri de la voracité des moustiques et de l’ennui. Ici la monotonie libère : puisqu’il n’y a rien à attendre et que le corps et l’attention ne sont pas monopolisés par le pédalage, on peut se concentrer sur l’essentiel. Lire enfin ces titres qui attendent depuis des mois sur nos liseuses, écouter des podcasts, écrire, se laisser bercer par les conversations en portugais brésilien, discuter avec les rares voyageurs qui parlent espagnol, anglais ou même français.
27 mars
Première journée entière à bord du Maria Monteiro II et je n’ai pas vu le temps passer. Pourtant la nuit a été courte : une première escale de minuit à presque deux heures et le réveil au son de la cloche du petit déjeuner à 6h, immédiatement suivi d’une seconde escale sous la pluie.
Avec 3 escales en 6h, nous nous sommes beaucoup arrêtés aujourd’hui. Les prochains arrêts sur les 1000km restant jusqu’à Manaus seront plus espacés, avec une dernière étape de plus de 400km sans interruption. J’aime les escales, l’animation qu’elles apportent, l’aperçu de la vie dans les villages le long du fleuve. La lourde masse du bateau manoeuvre difficilement dans le courant puissant du fleuve pour trouver une place au quai, où attendent une foule de voyageurs, de débardeurs et de vendeurs ambulants qui montent à bord pour vendre fromage, sandwichs, biscuits…
Mais elles cassent également le rythme lent et confortable du voyage. Contrairement à la mer, naviguer sur l’Amazone est très confortable, surtout dans un hamac, sur un bateau de la taille de cette taille. Pas de mal de mer, je peux me concentrer entièrement à la lecture, à la contemplation du ciel et des berges qui s’éloignent au fur et à mesure que les affluents nombreux viennent élargir le fleuve, à me perdre dans mes pensées et à observer la vie à bord : les joueurs de domino, les accros au téléphone, les enfants curieux fascinés par nos hamacs légers en toile de nylon si différents des leurs, épais, colorés et bordés de froufrous tressés.
Temps nuageux et averses n’offrent peut-être pas les meilleures lumières pour la photo, mais permettent une journée aux températures plus confortables et des cieux magnifiques, surtout au coucher du soleil : le soir, la lumière change et le fleuve s’active. Les dauphins invisibles en journée laissent parfois apercevoir leur nageoire dorsale, pendant que sur les berges les oiseaux s’activent. Le soleil descend vers l’horizon, énorme boule rouge incandescente floutée par la brume, et plonge dans le fleuve à l’arrière du navire. Le ciel s’alourdit et l’orage prend le relais du coucher de soleil pour éclairer la nuit noire seulement percé par les rares lumières des autres bateaux et des communautés sur les berges. Puis le vent et la pluie prennent le relais et la température chute. Sans couvertures ni sacs de couchage, nous devons porter tous nos vêtements pour ne pas avoir trop froid. Malgré cela, en hamac, que le bateau gite ou non, on dort tellement bien !
28 mars – Sur l’Amazone, environ 700km en amont de Manaus.
Les jours se suivent et se ressemblent. Le paysage est tellement monotone que j’ai l’impression de regarder toujours le même panorama qui défile en boucle. Seule la lumière et la disposition des nuages changent un peu : c’est dans le ciel que se déroule le spectacle. Chaque soir est une variation du même thème en trois actes : les nuages qui se dissipent au moment du dîner (vers 17h), en même temps que la lumière baisse. Le coucher de soleil sur le fleuve, à l’arrière du navire, éclairant les stratocumulus d’un rose orangé qui leur donne des airs de chamallows géants. Les éclairs font alors leur entrée et leur fréquence et intensité augmentent au fur et à mesure que la lumière du soleil baisse. Puis c’est le noir absolu, où les étoiles qui percent parfois les nuages. Les rares lumières des bateaux et communautés fluviales et même la pleine lune ne suffisent pas à éclairer le paysage. Seuls les orages, voyageant le long de leurs propres routes au-dessus de nos têtes permettent lorsqu’ils explosent d’entrevoir brièvement la berge. La forêt amazonienne libère chaque jour dans l’air 20 milliards de tonnes d’eau, qui se déplacent sous forme de nuages et arrosent une grande partie du continent sud-américain : on appelle ce phénomène rivières volantes.
J’ai terminé hier la lecture de « L’usage du monde », qui m’a ramené 10 ans en arrière, lorsque je trimballais mon sac à dos sur les routes des Balkans, de Turquie et d’Iran. Ce qui rend cette partie du monde (et en particulier l’Iran) si unique semble avoir peu changé entre le passage de Nicolas Bouvier dans les années 50 et le miens 60 ans plus tard. Je retrouve dans le regard du jeune homme d’une vingtaine d’années qu’il était alors, ce que mes yeux de jeune homme du même âge ont également observé.
Si l’alcool a disparu d’Iran et l’opium y est aujourd’hui tabou, nous y avons vu les mêmes camions hors d’âge bien trop chargés, les mêmes villes millénaires et surtout ces mêmes gens curieux, généreux, férus de poésie, à la gastronomie délicate et à la culture subtile façonnée par les centaines de générations d’azéris, arméniens, kurdes, perses, turkmènes, afghans, baloutches etc qui les ont précédés depuis des milliers d’années.
J’ai retrouvé le silence du désert et les horizons infinis, la beauté simple des intérieurs hors du temps et où, à l’abri du climat rude, se développe une culture de la lenteur, du moment présent. Savourer le son du tar ou de la musique classique iranienne, la beauté de la langue persane, dont il n’est pas besoin de comprendre le sens des mots pour être touché par les sonorités…
J’ai vécu à nouveau cette nuit sur les immenses steppes des plateaux d’Anatolie, où descendant d’un bus dans le froid glacial de novembre j’ai été accueilli par des groupes s’affrontant dans des danses guerrières rythmées par le roulement écrasant des timbales et la plainte lancinante des bombardes.
Et surtout j’ai retrouvé cette spiritualité musulmane, heureusement souvent bien loin de l’islam fanatique auquel on pense malheureusement trop souvent lorsqu’on évoque cette religion. Une spiritualité qui fait écrire à Nicolas Bouvier qu’à l’inverse des chrétiens, qui croient en un Dieu qui aime l’homme et lui a donné la Terre pour l’exploiter jusqu’au dernier grain de sable, les musulmans afghans croient en un Dieu créateur d’un monde dans lequel les humains seraient au même niveau que les montagnes, les plantes et les autres animaux. Une vision qui réconcilie monothéisme et animisme ? En tout cas une vision qui remet l’homme à sa place. Il ajoute que dans les montagnes immenses, rudes et écrasantes de l’Afghanistan, comment l’homme pourrait-il se sentir maître du monde ? Voilà qui me donne hâte d’arriver dans les Andes pour ressentir cette puissance de la nature… Et de retourner un jour en Asie centrale. Ce rapport au monde rappelle d’ailleurs beaucoup celui des indigènes d’Amérique et notamment d’Amazonie, pour qui tout est sacré : l’eau, le fleuve, les dauphins qui l’habitent, la forêt… Et puisque tout est sacré, tout doit être respecté. Dans nos cultures qui placent l’homme au centre de l’univers, nous l’oublions un peu trop souvent.
Manaus, du 30 mars au 2 avril
Nous arrivons à Manaus au coucher du soleil. Cândido, prof de français et consultant francophone à la police touristique de Manaus et sa compagne Drucila nous accueillent pour nos deux premiers jours dans la ville. C’est rassurant d’être avec quelqu’un qui parle notre langue quand nous débarquons pour la première fois dans un pays et une ville inconnus. Cândido et Drucila nous initient à la cuisine amazonienne, à base de manioc sous toutes ses formes, de poissons et de fruits inconnus.
Manaus est une ville que je qualifierais de « dans son jus ». Elle a poussé comme un champignon à la fin du 19e siècle, lorsque l’industrie du caoutchouc s’est développée en même temps que la demande de pneus de voitures et vélos apparaissait. Le caoutchouc synthétique était alors inconnu, et le caoutchouc naturel ne poussait qu’en Amazonie. Une véritable ruée vers l’or a alors eu lieu et les abords du fleuve se sont industrialisés rapidement. Au début du 20e siècle, Manaus était surnommée le « Paris d’Amazonie », c’était la ville la plus riche d’Amérique latine : ses palais étaient construits en marbre importé d’Italie, les plus grands chanteurs d’opéra d’Europe venaient au théâtre Amazonas et la légende raconte que les plus riches habitants envoyaient leur linge sale se faire laver au Portugal. Puis dans les années 30, les anglais réussirent à exfiltrer des graines d’hévéa (l’arbre produisant le caoutchouc) et à développer sa culture en Indonésie. L’économie de Manaus s’est alors effondrée. Dans les années 70, le gouvernement brésilien y a installée une zone franche pour relancer l’économie et aujourd’hui c’est la troisième zone industrielle du Brésil, derrière Sao Paulo et Rio et la principale porte d’entrée sur l’Amazonie. Malgré ce dynamisme, le centre-ville donne un avant-goût de l’apocalypse. En dehors d’une ou deux places bien rénovés et surveillées, ces bâtiments autrefois si riches tombent en ruine. De plus, au Brésil aussi la drogue fait des ravages et le centre de Manaus n’est pas épargné. L’ambiance n’incite pas spécialement à la détente, on nous a d’ailleurs fortement déconseillé de nous balader à pied après 18h. Une fois la roue d’Elisa envoyée, nous n’avons pas spécialement envie de trainer ici. À l’hostel, nous retrouvons Julie et Ben, une québécoise et un français que nous avions croisé à Leticia. Ils vont à Alter do Chao, près de Santarem, à deux jours de bateau d’ici. Nous aussi.
2 réponses sur « Détour en Amazonie, troisième partie : sur le fleuve »
Toujours aussi sympa de vous lire au petit matin lorsque je découvre ton post. J’ai encore mon carnet de voyage de ma remontée de l’Amazone de Iquitos à Belém puis Macapa en passant par Manaus en 1997… sur un cahier seyes à ligne que j’avais plastifié. Pas besoin de me relire, je me rappelle de cette même lenteur, sans livre, sans téléphone à l’époque, j’ai beaucoup observé ces joueurs de dominos, ces dormeurs superposés par deux en hamac comme des lits superposés. J’étais en dessous … avec au dessus de moi la forme d’un corps qui se couchait et sortait de son hamac avec une discrétion et facilité hors norme. Et je me rappelle avoir demandé où je pouvais jeter ma pile de lampe. Un responsable du bateau me l’avait gentiment acceptée pour la jeter par dessus bord la seconde suivante. Ça m’avait donné une crampe au ventre. Jeune, j’étais bien innocente. Et la semaine dernière, je discute avec mon amie Teresa de 85 ans qui revenait de croisière et qui m’apprend que le ferry de sa croisière caribéenne jette une tonne d’ordures organique et inorganique par jour par dessus bord. …?!?…
J’ai toujours gardé les 2 lettres qui m’attendaient en poste restante à Manaus. Toutes les deux d’Orléans : l’une de ma mère, l’autre de ma grande amie missionnaire au Rwanda et en Inde. Comme je les aimais ces lettres et l’émotion de rejoindre la poste restante avec l’espoir de me relier le temps de qqs minutes aux miens. Des longues lettres où les amis et la famille se livrent et se livrent souvent plus généreusement que dans le quotidien. C’est la magie du voyage, des séparations, du journal de bord comme le tien.
En espérant que cette roue de vélo clôture votre dernier problème mécanique et vous permettent de rejoindre les Andes comme tu le souhaites.
Concernant les déchets jetés par dessus bord ça n’a malheureusement pas l’air d’avoir changé, en tout cas de la part des passagers… Par contre je ne sais pas si c’est notre bateau qui était plus grand ou les normes qui ont évolué, mais fini les hamacs superposés 😉
Le temps que je publie l’article et nous sommes déjà dans les Andes colombiennes. Pas encore le Pérou et la Bolivie mais on se rapproche !