Le grand départ
19 février 2022. Nous passons notre première nuit de bivouac de ce voyage dans notre appartement vide. Alors que nous avons passé près de 3 ans dans ce logement, dont deux en confinement puis en télétravail, il est plutôt étrange de camper dans notre chambre. Une journée marathon nous attends le lendemain : rendez-vous à 9h avec les propriétaires pour l’état des lieux de sortie avant de pédaler jusqu’à la gare, démonter nos vélos et sauter dans le train pour Gérone. Cela fait 4 ans que nous vivons à Lyon et depuis le début, nous savons que ce n’est qu’une étape avant le grand départ. La pandémie aura un peu retardé nos projets mais maintenant ça y est, nous partons.
Gérone est au vélo ce que Courchevel est au ski : une destination sportive d’hiver pour les riches cyclistes d’Europe du Nord qui viennent rouler une semaine au soleil sur des vélos en carbone, avant de retourner dans la grisaille et le froid d’Angleterre, d’Allemagne ou de Scandinavie. Avec nos lourds vélos en acier, nous faisons un peu tache dans le décor. Qu’importe, l’aventure nous appelle. Sous un beau soleil de fin d’hiver, nous rejoignons la trace de l’European Divide, qui passe quelques kilomètres plus loin, dans les montagnes. Cette trace relie le Cap Nord, en Norvège, au cap Saint Vincent, extrémité sud-ouest de l’Europe au sud du Portugal. Bien que le tracé soit encore un peu jeune et mériterait quelques retouches pour être bien abouti, nous avons choisi de nous en inspirer pour le début de notre voyage en Espagne. La variété des paysages de l’arrière-pays catalan nous étonne. Nous roulons aussi bien à travers des forêts touffues que des garrigues arides et des paysages cultivés alternant entre vigne, oliveraies et amandiers en fleurs. Le village de Poboleda, dans la region du Priorat est pour moi l’occasion d’une pause nostalgie. C’est dans ce village que j’ai passé mes premières vacances à l’étranger avec mes parents, quand j’avais 9 ans. Le camping, dont nous étions les tous premiers clients est aujourd’hui fermé et laissé à l’abandon. Pour le reste, la région est toujours assez fidèle à mes souvenirs, en plus touristique.
Les rubans jaunes
Si les paysages et les villes que nous traversons en Catalogne sont d’une diversité remarquable, une chose est immuable : le régionalisme catalan est omniprésent. Partout où nous passons, des rubans jaunes ornent les façades des bâtiments et le mobilier urbain. Les panneaux d’information et autres documents officiels sont écrits dans une seule langue, le catalan. Des drapeaux catalans flottent à toutes les fenêtres et des portraits des prisonniers politiques ornent les mairies. A Vic, nous traversons la ville en pleine manifestation indépendantiste. Impressionnant. A Tivissa, un vieux monsieur refuse de nous parler castillan. Heureusement, la langue catalane est plutôt facile à comprendre : on dirait presque de l’espagnol avec un accent chantant du sud-ouest de la France.
Les paysages que nous traversons en suivant l’European Divide sont magnifiques mais la route est exigeante. Nos vélos trop lourds et nos muscles pas encore affutées en ce début de voyage nous obligent à aller très lentement et à beaucoup pousser. Nous décidons de quitter la trace pour rejoindre la côte au Delta de l’Ebre pour faire une petite pause. Ce delta ressemble beaucoup à la Camargue. La riziculture occupe pratiquement tout l’espace, le reste est constitué de marais, le tout peuplé de nombreux oiseaux. C’est une destination prisée des passionnés d’ornithologie, mais aussi des chasseurs : à 7h pile du matin, nous sommes réveillés par des salves de tir provenant de tous les côtés. On décampe, pas le temps de trainer !
Le temps qui se dégrade nous incite à rester sur la côte. Si les paysages ne sont pas les plus beaux, et les routes pas les plus agréables, au moins nous enquillons les bornes. Nous roulons à travers d’immenses villes balnéaires telles que Marina d’Or, vides à cette période de l’année. Seuls à vélos sur une quatre voies déserte, au milieu d’hôtels et de parcs d’attractions fermés, nous avons un peu l’impression d’être avec Will Smith dans le film « Je suis une légende ». Les stations balnéaires laissent ensuite la place aux grandes cultures. Nous roulons à travers des parcelles d’oranger à perte de vue, lorsque le déluge commence. Alors que dans l’arrière-pays nous pouvions monter notre camp pratiquement n’importe où, nous découvrons qu’il est très difficile de trouver un abri sur la côte : tout l’espace est soit construit, soit cultivé. Et lorsqu’il est cultivé, il est également vidéosurveillé et souvent grillagé. Trempés et un peu découragés, nous repérons sur Komoot une zone naturelle marécageuse, avec des observatoires pour les oiseaux, une vingtaine de kilomètres plus loin. Il fait nuit, il pleut des cordes, nous roulons à travers des champs et une zone industrielle, le long de l’autoroute dont les phares des voitures nous éblouissent. Lorsque nous arrivons enfin, le silence de la nuit n’est plus troublé que par les cancanements des canards et le bruissement des ailes des ibis posés sur le toit du refuge, ignorant notre présence. Nous n’allumons pas nos lumières et nous montons la tente en silence pour ne pas les déranger. Le toit du refuge fuit, nous sommes trempés, mais l’endroit est tranquille et demain nous serons à Valence, dans un lit.
A Valence nous découvrons à quel point il est bon d’avoir une douche chaude, un lit et un toit quand il pleut. Nous ne nous en rendions pas compte tant que nous roulions, mais nous sommes crevés. Nous restons quelques jours en ville pour dormir beaucoup, visiter un peu et préparer la suite du voyage. La météo n’est pas très engageante : pluie, pluie, pluie, aussi loin que vont les prévisions. A Majorque, c’est un peu moins pire. Le ferry n’est pas très cher, nous choisissons d’aller y passer les deux semaines suivantes, espérant que la situation s’améliore sur le continent pendant ce temps.
Majorque
Si Gérone est le Courchevel du vélo, Majorque en est le Gstaad. L’île est sillonnée par des hordes de cyclistes majoritairement anglais ou allemands qui roulent en peloton. J’ai l’impression d’être dans une version réelle d’un des mondes virtuels de Zwift. Contrairement aux cyclistes espagnols du continent, très chaleureux, la plupart des vacanciers en « cycling holiday » de Majorque nous snobent totalement et ne répondent même pas à nos saluts… Nous découvrons à nos dépens que le bivouac est également très compliqué sur l’île : l’habitat est dispersé et dense, presque toutes les parcelles sont privées et construites. De plus, la ressource en eau de l’île est surexploitée par l’industrie du tourisme, et les fontaines publiques sont toutes fermées. C’est un véritable challenge de voyager à vélo ici, et la météo plutôt changeante ne rends pas les choses plus confortables. J’ai l’impression d’être prisonnier de l’île : je ne m’y sens pas du tout à ma place, mais entourés par la mer, nous ne pouvons pas partir. Heureusement, nous trouvons dans la Sierra Tramontana des refuges où nous pouvons nous abriter, puis un camping de randonneurs géré par des bûcherons qui nous fournissent des bûches pour nous réchauffer. Et surtout, nous entrons en contact avec Pablo, qui sera notre premier hôte warmshower. Pablo vient d’acheter une finca de l’autre côté de l’île, avec un grand verger et une très vieille ferme qu’il prévoit de retaper. Pour l’instant il n’y a pas d’eau courante, pas de toilettes, mais il y a un toit et même l’électricité. Il nous propose d’y rester quelques jours : nous sautons sur l’occasion. Après Pablo, nous serons hébergés par deux autres hôtes warmshower à Majorque. Tous nous ont fait changer notre regard sur l’île : je ne pense pas y retourner un jour, mais au moins j’en garde un souvenir un peu plus positif grâce à ces rencontres.