Cet article est le dernier de cette longue série d’événements qui nous a amené à traverser presque intégralement l’Amazonie et le continent d’ouest en est de la Colombie à Santarem, à quelques centaines de kilomètres en amont de l’océan Atlantique.
Escales
3 avril
Après une escale de 4 jours à Manaus, la voix du fleuve nous appelle à nouveau et nous embarquons sur un autre bateau direction Santarém, 700km en aval.
La veille, Julie nous demandait en riant si nous allions ensuite remonter le fleuve jusqu’à la Colombie pour rejoindre Bogota. Si l’idée était séduisante il y a encore quelques heures, je commence à déchanter. Nous sommes à peine partis et je ne retrouve pas cet état de contemplation heureuse dans lequel nous étions lors du premier voyage. Peut être me faut-il plus longtemps pour entrer dedans. Peut-être aussi que le paysage qui nous entoure m’écœure un peu : en effet la forêt tropicale ponctuée de rare communautés indigènes, le fleuve à peine troublé par quelques bateaux d’avant Manaus ont laissé place à une véritable autoroute fluviale aux berges érodées par la déforestation. On rase la forêt amazonienne, plus grande réserve de biodiversité au monde et poumon vert de la planète bleue, pour extraire du pétrole et autres matières premières, et surtout pour élever des bovins et permettre aux latino-américains de manger du bœuf 3 fois par jour… C’est écœurant.
À bord, l’ambiance n’est pas non plus la même. La cloche qui sonnait les repas (qui ne sont plus inclus dans le prix du billet) est remplacée par des annonces enregistrées, les bancs sur lesquels je passais des heures à contempler le fleuve ont disparu. Le bateau est moins encombré et je ne retrouve pas ces petits détails amusants qui faisaient le sel de la première traversée, comme ce voisin de hamac et son ventilateur accroché au dessus de la tête.
4 avril
« Avis aux passagers : les bagages suivants sont interdits sur le pont : barbecue, ventilateurs, télévisions… »
Finalement, malgré le petit coup de mou d’hier, j’ai retrouvé le goût de la navigation fluviale. Deux jours et une nuit à bord, c’est trop court : à peine le temps de rentrer dans le rythme. Le retour à Manaus devrait durer 60h, à un rythme deux fois plus lent… Tant mieux !
Comme la dernière fois, je n’ai pas envie de débarquer. J’ai tout juste eu le temps de finir de lire « Wild » de Cheryl Strayed, où elle raconte son expérience sur le PCT (Pacific Crest Trail, sentier de randonnée de plus de 4000km traversant la Californie, l’Oregon et l’Etat de Washington) en 1995, et comment le sentier l’a remise dans le droit chemin après une période d’errance difficile. Bien que le PCT ait l’air beaucoup plus dur physiquement que notre voyage à vélo, surtout à une époque où l’utilisation des gps de rando et du matériel ultraléger n’était pas répandue comme maintenant, ce livre m’inspire et me redonne le goût du voyage. J’ai hâte de reprendre la route, et surtout d’arriver dans des endroits vraiment sauvages, plus au sud. D’ailleurs, bonne nouvelle : la roue d’Elisa est réparée ! Elle arrivera à Manaus dans 2-3 jours… Et nous venons d’en partir. L’annonce de la bonne nouvelle me rend trop excité, je regrette d’avoir pris ce bateau pour Santarém… Je ne suis pas sûr de réussir à me détendre et à profiter une fois là-bas. Puis le rythme méditatif du bateau, le balancement du hamac (il y a du vent et l’eau est un peu plus formée par ici) m’apaisent. Après toutes ces mésaventures, on peut bien s’offrir quelques jours à la plage et un dernier tour de bateau avant de reprendre la route.
5-18 avril – Alter do Chao
Alter do Chao est ce que Gauthier, voyageur français échoué ici il y a 10 ans qualifie de « meeting point ». On y vient d’un peu partout (mais surtout de France et d’Argentine) pour retrouver des gens partageant le même état d’esprit. Et ici l’état d’esprit, c’est plutôt de vivre au rythme tranquille du Rio Tapajos. Nous retrouvons Julie et Ben pour la troisième fois, et nous faisons la connaissance de Leon, hollandais originaire du Surinam, de Xandao et Acawã, volontaires brésiliens de l’hostel… La salle de sport avec Ben, les cours de yoga de Julie, la natation en eau libre d’une plage à l’autre et la course pieds nus sur le sable et la possibilité d’une cérémonie d’ayahuasca en fin de séjour nous motivent à avoir une excellente hygiène de vie. Du sport, pas d’alcool et surtout une excellente nutrition, facilitée par l’abondance, la qualité et le prix d’une alimentation d’excellente qualité ici. La nourriture « traditionnelle » en Amazonie est composée de poisson, de noix, de manioc et de fruits très peu sucrés (voire pas du tout), mais extrêmement riches en vitamines et micronutriments. Le plus connu est probablement l’açaí, consommé chez nous sous forme de purée ou de jus et additionné de sucre, vanille et parfois banane. Mais l’açaí tel qu’il est consommé en Amazonie n’a rien à voir. Ici il est brut, son goût est légèrement amer et astringent et il est souvent consommé avec du poisson et du manioc. De prime abord, pas très agréable au palais. Mais bizarrement, nous sommes devenus très vite accroc. Comme si notre corps se rendait compte que ce fruit lui faisait du bien et nous en redemandait. Nous avons également découvert le copoaçu, sorte de grosse calebasse de la famille du cacao, dont on extrait une pulpe blanchâtre épaisse et légèrement acide, dont on fait un jus qui rappelle un peu le pulque mexicain, l’alcool en moins. Encore un truc qui nous a rendu accroc.
Après deux semaines de cette vie, nous avons eu l’impression d’avoir rajeunit. Nous avons rencontré Rachid, marocain de 51 ans vivant depuis un an au Brésil qui paraissait à peine plus âgé que nous. À croire que ce pays est réellement une fontaine de jouvence… Nous nous sentions bien dans notre corps, dans notre peau, dans notre tête. Je ne sais pas si c’est la bonne compagnie, la nourriture, l’eau du Tapajos, le sport, l’absence d’alcool ou probablement un peu tout ça réunit, mais le résultat était là. Nous serions bien restés beaucoup plus longtemps, si nos vélos et le désir de terminer notre projet de voyage vers le sud ne nous rappelaient pas en Colombie. Mais je sais qu’un jour je reviendrai à Alter et en Amazonie. Un projet de voyage sur l’eau a germé dans ma tête pendant notre séjour.
La route du retour
18 avril – Santarem – Manaus
Aujourd’hui pour la première fois de ma vie, j’ai vu la croix du sud. Assis sur le pont du navire qui file plein ouest à la vitesse décoiffante de 15km/h, sous un ciel dégagé (rare à cette période de l’année) je fais ce que je préfère sur ces bateaux amazoniens : regarder le ciel à la tombée de la nuit. Loin derrière nous à l’est, la foudre éclaire le ciel. Pleut-il à Alter do Chão ? Au dessus de ma tête la Lune presque pleine brille sans le moindre halo d’humidité. Le fleuve et ses berges sont d’un noir profond percé par les rares lumières des villages et bateaux. Sur le pont, une partie de l’équipage en pause reprend les refrains crachés dans la nuit par les hauts-parleurs du bar.
Au-dessus de ma tête brille la Voie lactée, que je n’ai pas vue depuis longtemps faute de ciel dégagé. Depuis Boyacá peut-être ? À une de ses extrémités vers le nord-ouest, Orion semble se jeter dans le fleuve. Et à l’autre bout, face à moi vers le sud, le ciel d’un hémisphère que je n’ai encore jamais vu, matérialisé par cette croix au dessus de l’horizon. La Lune aussi nous joue des tours : son cycle est inversé par rapport à l’hémisphère nord. Le premier croissant devient le dernier croissant et vice versa. On s’y perd.
Sur le bateau du retour, j’ai lu « Latitude Zéro », le livre de Mike Horn sur son tour du monde en longeant l’équateur. Il est passé dans des endroits très proches de ceux que nous avons parcourus et allons parcourir dans les semaines à venir, et j’étais curieux d’avoir un regard différent. Je n’aime pas beaucoup Mike Horn car il me semble d’une autre époque, celle des projets ultra médiatisés à plusieurs centaines de milliers d’euros, sponsorisés par des grandes entreprises des industries automobiles ou pharmaceutiques. Je n’aime pas beaucoup Mike Horn non plus pour son côté égocentrique : dans son livre il raconte une anecdote où il ne comprend pas se retrouver au poste de police après avoir agressé physiquement l’employé de fourrière qui enlevait son camion mal stationné. Enfin je n’aime pas beaucoup Mike Horn pour son regard sur le monde : les montagnes et les océans sont pour lui des objets de conquête, qu’on « fait plier à sa volonté », en se mettant soi-même et son équipe en danger, pour pouvoir les « vaincre » et les épingler à son tableau de chasse. Je préfère une approche plus humble, moins guerrière et plus harmonieuse de la nature, que cette citation de Cesar David Martinez, photographe colombien, résume bien : « On ne monte pas pour conquérir la montagne, on fait l’ascension pour être conquis par elle. Pour avoir la bonne attitude, le mieux est de se soumettre à elle et d’essayer de percevoir sa majesté ». Et bien, même Mike Horn a perçu la majesté et la beauté de l’Amazonie, qu’il décrit comme un paradis vert. C’est dire si c’est beau.
19 avril
Il y a des moments qui se savourent et donnent l’impression d’être dans un film. Profiter de la brise fraîche de la fin de journée sur le pont d’un navire remontant l’Amazone à 15km/h, la lumière dorée de la fin du jour éclairant la rive qui défile à quelques mètres seulement, est l’un d’eux. Et quand les hauts-parleurs du bar crachent à plein volume « Voyage, voyage » pendant que de l’autre côté de la rambarde les singes hurleurs et les toucans regardent passer ce drôle d’équipage, j’ai l’impression d’être dans la scène finale d’un remake de Fitzcarraldo par Xavier Dolan, où le personnage rentrerait chez lui plein de nostalgie, après avoir eu un aperçu du paradis.
20 avril
Alors que nous sommes sur le point de retrouver Bogotá et nos vélos, il était temps de faire un petit point sur la direction que nous voulons donner à notre voyage pour les semaines à venir.
Si nous avions de grandes attentes concernant la Colombie, nos mésaventures dans ce pays nous laissent un petit goût amer. Nous n’avons plus le temps ni l’envie d’effacer les presque 3 mois qui se sont écoulés depuis notre arrivée à Bogotá et repartir à zéro, comme si de rien n’était alors que nous avons déjà pas mal voyagé dans le pays, sans les vélos, et notamment 3 semaines avec ma famille. Nous n’avons plus le temps ni l’envie de pédaler dans chaque recoin de ce beau pays et de nous frotter à sa culture cycliste si intense et passionnée.
Bien que tout ne se soit pas passé comme nous l’aurions souhaité, nous conservons tout de même un bon souvenir de ce pays dont nous n’avons qu’effleuré la surface, mais où nous avons découvert certains des plus beaux paysages de notre voyage, un climat parfait et la culture la plus européenne (et donc familière et réconfortante) des pays américains que nous avons traversés jusqu’à présent. C’est un pays qui mérite à lui seul de s’attarder plusieurs mois, et nous y reviendrons avec joie quand l’envie sera revenue. Mais pour l’instant, nous rêvons de grands espaces rudes et de nuits à la belle étoile plus que de jolis petits villages et de douceur de vivre. Il est temps de remettre le cap au sud : un continent de montagnes, de déserts et de forêts nous appelle.