Canadian Oil
La Canol Road est une route d’exploration construite par l’armée américaine en partenariat avec le Canada pendant la seconde guerre mondiale. Les américains, craignant une attaque japonaise sur la côte de l’Alaska, mirent en place un projet d’approvisionnement en pétrole passant par le Canada. L’objectif était de relier les puits de pétrole de Norman Wells, dans les territoires du Nord Ouest, à la raffinerie de Whitehorse par un pipeline. Canol est l’abréviation de Canadian Oil, le pétrole canadien. Une route fut donc construite pour relier les deux sites, mais la fin de la guerre entraina l’abandon du projet, trop coûteux pour être justifié en temps de paix. La route fut abandonnée, puis reprise dans les années 50-70 pour explorer de nouveaux sites de forage. Aucun n’ayant été trouvé, la route fut laissée en l’état. Le territoire du Yukon continue à la maintenir l’été, pour des besoins principalement touristiques : Quiet Lake, à quelques kilomètres de l’extrémité sud, est un départ populaire pour des itinérances en canoë, et la vallée de la Lapie, au nord, est un territoire de chasse. Côté Territoire du Nord Ouest, le gouvernement ne maintient plus la route, qui ressemble plus à un trail, avec des franchissements de rivière non aménagés nécessitant potentiellement un packraft. C’est Cody, un aventurier américain rencontré à Inuvik qui nous a parlé de cette route. Cody avait pour projet de rallier Norman Wells à Whitehorse. Il a malheureusement du faire demi-tour avant d’entrer dans le Yukon à cause d’un feu de forêt. Peu de gens réussissent à terminer l’intégralité de la piste. Notre projet est beaucoup moins ambitieux : nous nous contenterons de rallier Ross River à Whitehorse par la South Canol. 224km seulement, mais avec un dénivelé assez conséquent, des pentes le plus souvent au dessus de 10% et une piste rarement en très bon état. Les gros pneus ne sont pas un luxe ici. Pour couronner le tout, pas de ravitaillement possible : obligation de transporter toute notre nourriture pour la Canol, mais aussi pour les 3 jours d’approche depuis Carmacks sur la Campbell Highway. Soit une semaine de nourriture au départ.
Into the wild ?
Bien que nous soyons sur la route réputée la plus reculée du Yukon, à aucun moment je ne me sens plus isolé que dans certains endroits Europe. C’est presque décevant. Déjà, il y a une route. On y croise autant de monde que dans les sierras ibériques ou dans le Vercors, c’est à dire quasiment personne. Un humain par jour, tout au plus. Autour de cette route, il y a des bornes kilométriques, des panneaux de signalisation et même des zones de camping, non gardées mais avec des poubelles, des toilettes et même du papier. Le niveau d’aménagement est donc supérieur à celui d’une piste équivalente en Europe. On rencontre peu d’humains et pourtant leur présence est presque envahissante. Chaque panneau de signalisation ou presque porte les stigmates des coups de feu reçus. Chaque kilomètre est souillé de déchets, canettes vides en tête. Chaque heure qui passe est interrompue par le ronronnement d’un avion. Même les traces d’animaux nous rappellent à la civilisation : on a beau être au pays des ours, il y a plus d’empreintes de sabots ferrés que de déjections de nos amis mangeurs de baies.
En fait, ce qui nous rappelle notre éloignement, c’est surtout nos sacoches lestées d’une semaine de nourriture et la certitude qu’en cas de pépin physique ou mécanique, nous ne pourrons compter que sur nous même pendant plusieurs heures avant que quelqu’un vienne nous tirer de là. Pas le droit de merder, c’est ce qui rend concret cet isolement, même si le gendarme francophone croisé à Ross River s’est voulu rassurant en nous rappelant qu’en cas de problème, nous ne serions pas les premiers qu’il viendrait dépanner sur cette route. Malgré ces paroles, il n’est pas question que nous n’allions pas au bout. Pour cela, c’est simple : il faut avoir un matériel adapté, en bon état de fonctionnement. Avoir un minimum de connaissances sur l’environnement à explorer. Savoir gérer une rencontre avec un animal sauvage. Choisir une nourriture adaptée, en bonne quantité, pouvoir la transporter et la protéger des animaux. Filtrer l’eau avant de la boire. Privilégier la sécurité à la prise de risque, que ce soit en roulant, au camp ou à tout autre moment de la journée.
« Sur la Canol Road, c’est juste toi et le bush », nous avait dit cet amérindien croisé sur la Campbell Highway. La piste étroite s’enfonce à travers les bois, traverse le Lapie Canyon, monte au dessus de la limite des arbres pour arriver dans des vallées intactes et magnifiques. Si les paysages des highways peuvent être splendides, ici nous avons vraiment l’impression de faire partie du décor, et de ressentir avec tous nos sens toute la puissance de la nature. Le rugissement du vent, le fracas des torrents nous en mettent plein les oreilles. Le goût pur de l’eau fraîche nous chatouille les papilles. Les jeux d’ombres et de lumières sur les montagnes enneigées nous en mettent plein les yeux. Un air pur remplit nos narines. Et les piqures de moustiques nous rappellent que nous avons cinq sens…
Retour vers le futur
Pédaler sur la Canol est un voyage dans le temps. Le soleil de minuit et la quasi absence d’humains dissolvent les heures. Si le calendrier m’indique que quatre jours se sont écoulés entre Ross River et Johnsons Crossing, début et fin de la South Canol, je serais autrement incapable de dire si ce voyage a duré un jour, une semaine ou une éternité. Mais le voyage dans le temps va plus loin encore. La mise en scène de l’histoire récente du Yukon à travers ces véhicules abandonnés nous emmène dans le passé, mais aussi dans le futur. Un jour, la nature reprendra sa place et tout ce qu’il restera de l’humanité seront quelques épaves perdues dans les bois. En attendant ce jour peut-être pas si lointain, j’espère revenir dans le Yukon et parcourir l’intégralité de la Canol, jusqu’à Norman Wells, et à défaut de remonter le temps, traverser ces espaces parmi les plus reculés du Canada.