L’Altravesur est un itinéraire VTT conçu par bikepacking.com qui traverse le sud de l’Espagne de Valence à Cadiz. Il suit des petites routes, des pistes plus ou moins roulantes et quelques passages plus engagés. Il connecte des itinéraires déjà existants : GR247, ruta de Don Quijote, Transnevada… pour en faire une longue traversée d’environ 1300km et 33000m de dénivelé positif. Nous avons pris quelques libertés avec le parcours « officiel » pour éviter certains passages impraticables pour cause de météo (les Campos d’Hernan Pelea après 3 jours ininterrompus de neige) ou par choix. A l’inverse, nous y avons ajouté des passages « hors trace » qui nous inspiraient, comme les déserts de Gorafe et d’Almeria. Si les quelques passages techniques peuvent être facilement évités, la difficulté physique est elle bien présente. Les régions traversées sont parmi les plus reculées d’Espagne, les paysages sont incroyablement variés et grandioses, et lorsqu’en plus le mauvais temps s’en mêle, l’aventure devient véritablement épique. Lors de cette traversée nous avons eu de la neige, de la pluie, des nuits glaciales, beaucoup de vent, de la boue et des écarts de température impressionnants. Parfait pour tester notre matériel et notre capacité d’adaptation avant notre grand voyage à travers l’Amérique. Maintenant, nous sommes rodés !
La pluie
Le matin du 25 mars, nous sortons de Valence par son magnifique réseau de pistes cyclables. La pluie, omniprésente depuis le début du mois, nous offre une courte accalmie. Nous estimons que nous avons le temps de rouler suffisamment loin de Valence pour trouver un endroit où bivouaquer avant son retour. Alors que nous traversons les vergers d’oranger et de mandariniers de l’arrière-pays, le ciel nous tombe à nouveau sur la tête. Il faut pourtant que nous avancions : impossible de camper ici, tout est grillagé. Nous montons vers Dos Aguas, à travers la brume, au milieu de montagnes austères. Nous espérons trouver un abri au col avant le village, mais le vent souffle beaucoup trop fort et le sol, complètement détrempé ne nous permet pas de monter la tente alors que la pluie continue de tomber. « Lluvia de barra » : il pleut des baguettes. Ou des cordes, en français. Alors que la lumière du jour baisse fortement, nous repérons une maison au milieu de nulle part, devant laquelle est garée une voiture. Il y a un porche devant la maison, dans lequel les bourrasque de vent s’engouffrent, apportant avec elles quelques gouttes de pluie. Au moins il y a un toit pour s’abriter, c’est toujours mieux que rien. Nous frappons à la porte, un vieux monsieur sort. Nous lui demandons si nous pouvons monter notre tente ici. Sa femme arrive, nous dit qu’il faut être fous pour voyager à vélo par ce temps. Eux, ils n’ont pas vu le soleil depuis un mois. De toute leur vie, ce n’était jamais arrivé. Ils ne peuvent pas nous faire entrer à cause de leurs chiens, mais nous pouvons dormir sous le porche. Peut-être pour se faire pardonner, ils reviennent alors que nous montons la tente avec des grands bocaux de soupe chaude, de café au lait et des madeleines. Encore plus que le café, c’est l’attention qui nous réchauffe et nous aide à passer la nuit sous les trombes d’eau, la brume et dans le bruit du vent. Le lendemain matin, nous nous contentons de rouler les 10km jusqu’au village suivant, Dos Aguas. Le vent s’est calmé, mais il pleut toujours sans interruption. Le seul hôtel du village sera notre refuge, malgré le prix beaucoup trop élevé, le toit qui fuit, les bois gonflés des portes qui ne leur permettent plus de se fermer (de toute façon nous sommes les seuls clients) et la douche froide, puisque le chauffe-eau est solaire. Tous les gens que nous croisons nous parlent de cette pluie « increhible ! ». Il n’a pas plu autant depuis 1850, parait-il. On a vraiment de la chance !
L’Espagne Vide
Au bar de Dos Aguas, nous rencontrons Ramon. Ramon c’est Raymond en espagnol, comme Raymond Poulidor, dit-il. Ramon aime la bière, et il aime aussi parler français. Il nous explique que nous entrons dans « l’Espagne vide ». Beaucoup de villages comme Dos Aguas sont grands et ont de nombreux logements, mais la plupart de ces logements sont vides. Leurs habitants sont partis sur la côte ou dans les capitales régionales chercher un emploi. En dessous d’un certains nombre d’habitant, les services publiques ferment, ce qui accélère le processus. Ne restent que des retraités, des agriculteurs et quelques irréductibles qui n’ont pas voulu partir et tentent de survivre comme ils peuvent. Tout au long de notre traversée, nous constaterons cet état de semi-abandon de ces territoires. Nous passerons devant un nombre incalculable de panneaux « à vendre », certains tellement vieux qu’on devine tout juste ce qui y est écrit. Nous traverserons des villages entiers vidés depuis longtemps de leurs derniers habitants et tombant en ruine, en particulier dans le désert de Tabernas dont le village de Fuente Santa illustre cet état. Perdu au milieu de rien, Fuente Santa n’était desservi que par la voie ferrée et une très mauvaise piste de sable. La gare est toujours là, mais aucun train ne s’y arrête plus. Quelle sensation étrange quand, alors que l’on est assis à l’ombre sur le quai, tout se met soudain à vibrer et le fracas l’Almeria-Séville rompt le silence du désert avant de disparaître comme il était arrivé. On se demande si on n’a pas rêvé ces gens nous regardant à leur fenêtre, dans leurs wagons climatisés, pendant que nous bouffons de la poussière sur le quai où la seule autre forme de vie visible sont les scarabées et les fourmis qui terminent les miettes de notre repas.
Déserts
La péninsule ibérique concentre sur un territoire à peine grand comme la France la diversité de paysages d’un pays comme les Etats-Unis. Le relief important, la situation géographique entre l’océan Atlantique et la Méditerranée engendrent une diversité de micro-climats extrêmement variés et changeant. Cette richesse paysagère est incroyable lorsqu’on voyage à vélo : les paysages changent tous les 30 à 50km environ. Impossible de se lasser, le risque est plus de saturer. Parmi toute cette diversité, ce qui est probablement le plus fascinant et unique pour nous européens, ce sont les déserts. Gorafe, Monegros, Bardenas Reales, Almeria, Tabernas… Tous ces lieux plus ou moins connus ont un climat aride, résultant à la fois de leur position géographique (Gorafe, bassin coincé entre différentes Sierras qui arrêtent les nuages) et de l’impact de l’homme. L’absence de végétation et les pluies rares mais violentes entraînent une érosion importante et des paysages de badlands, canyons et cheminées de fées grandioses et colorés. C’est une succession de dégradés d’ocres, de jaunes, de gris, de noir et même de vert. Le vert de certaines roches, mais aussi, à cette saison, des végétaux. En effet, après les semaines de pluie qui se sont abattues sur la péninsule ce printemps, nous traversons les déserts de Gorafe et Tabernas au meilleur moment possible, quand la végétation est en pleine croissance et floraison.
Etrangement, l’Altravesur ne traverse aucun désert. La trace se concentre sur les montagnes et contourne Gorafe par la Sierra de Baza. C’est pourtant un des plus beaux endroits que nous ayons traversé à vélo, et ce détour nous paraissait indispensable. Nous ne le regrettons pas : les pistes et routes sont en bon état et les paysages incroyables. Pour Tabernas, le détour est plus discutable : une bonne partie du désert est sur des terrains privés où l’on cultive les panneaux « passage interdit ». Les pistes et chemins sont laissés à l’abandon et nous avons dû parfois porter les vélos sur des sentiers où même à pied, nous n’aurions pas toujours été sereins. Peut-être est-ce dû à une érosion importante, conséquence aux pluies récentes. Après coup, nous ne regrettons pas d’y être passé : les villages abandonnés et décors de cinéma en plus ou moins bon état apportent une touche unique à ces paysages déjà austères.
Voyager à vélo dans ces déserts se mérite et se prépare. L’ombre est quasiment inexistante, et même si les quelques rivières sont pleines à cette période, l’eau est tout de même assez rare. Il fait déjà chaud et surtout très sec début avril, et nous buvons beaucoup. D’autant plus que ça grimpe : si vu du ciel le bassin de Gorafe paraît plat, il est en réalité creusé d’innombrables canyons qui obligent à monter et descendre tout le temps. Il est indispensable de prévoir beaucoup d’eau, surtout pour bivouaquer dans le désert, qui est une expérience incroyable : camper seuls en haut d’une colline avec vue sur les paysages lunaires illuminés par les étoiles et l’absence de pollution lumineuse, un souvenir inoubliable.
Seuls au monde (ou presque)
A de nombreuses reprises nous avons eu ce sentiment d’être seuls au monde. Ce fut particulièrement le cas dans les désert bien sûr, mais aussi en bien d’autres endroits : lors de notre traversée de la Mancha, dans les sierras du nord de l’Andalousie ou dans la Sierra Nevada, pour ne citer que les plus marquants. Cette rareté des rencontres les rends d’autant plus précieuses, d’autant plus quand les conditions sont rudes. A chaque fois que nous revenons à la « civilisation », en particulier dans des villages touristiques, nous nous sentons étrangers, perçus comme de potentiels clients parmi d’autres. Nous croisons plus de monde, mais les rencontres sont de moins bonne qualité, plus superficielles. Le bivouac y est également plus difficile, il faut faire de plus longues distances pour trouver un endroit correct, bien se cacher et partir tôt. Alors que nous pensions faire une pause reposante au bord de la mer à Almeria, nous en repartons encore plus fatigués. Finalement, c’est dans les endroits reculés que nous nous sentons le plus à notre place. Il est facile de camper n’importe où et en cas de doute, il suffit de demander. Et puis surtout, les animaux sauvages se montrent plus facilement. Dans la Sierra Nevada, nous avons arrêté de compter les bouquetins. Nous avons aussi vu et entendu des renards, de nombreux oiseaux, des sangliers, des chevreuils… Ces rencontres avec la faune sauvage sont toujours chargées d’émotion. Mais les rencontres humaines dans ces régions moins touristiques ne sont pas en reste. A Albacete, alors qu’une pluie froide et un puissant vent glacial de face nous ralentissent, nous passons deux nuits chez Gonzalo, hôte incroyable qui nous donne la force de repartir. Un peu plus loin, alors que nous luttons pendant deux jours contre ce même vent de face et cette même pluie sur la ruta de Don Quijote, nous croisons trois fois le pickup du garde chargé de cette voie. A chaque fois il s’arrête pour nous parler, avant de conclure avec un air lugubre : « demain, il va neiger ».
La neige et le froid
Finalement, il n’a pas neigé le lendemain. A la place, une vague de froid et un vent mordant se sont installés. La nuit, les températures descendent bas, très bas. Heureusement, nous sommes dans la Sierra de Cazorla. Cette Sierra, une des plus froides et humides d’Espagne, attire de nombreux randonneurs qui viennent y chercher l’eau et la fraicheur quand les températures deviennent trop chaudes en plaine. Grâce à cette attractivité de ses sentiers de randonnées, de nombreux refuges y sont construits, parfois même au bord des routes. Il est donc très facile d’y trouver un abri. Ainsi, nous avons pu passer toutes les nuits en dur pendant que dehors, tout gelait. Un matin, à 9h au soleil et à l’abri du vent, alors que l’air commençait déjà à bien se réchauffer, mon compteur indiquait encore -5°C.
Il n’a pas neigé le lendemain mais deux jours plus tard. La météo annonçait un à deux jours de tempête, alors nous avons enfourché nos vélo direction Pontones, où une auberge de jeunesse pas cher pourrait nous abriter pendant ce temps. Pour l’atteindre, nous avons dû gravir une dernière montée de 8km et 800m de dénivelé, sous une pluie de neige fondue ininterrompue, dans le froid, sans aucun abri, sans s’arrêter pour manger pour ne pas se refroidir, avec de nombreux passages raides nous obligeant à pousser les vélos… Cette montée fut probablement le moment le plus inconfortable du voyage. Et à notre arrivée à Pontones, l’auberge était fermée. Dépités, nous entrons dans le seul bar ouvert pour nous réchauffer autour d’un café bombón. Rien de tel que ce mélange de café et de lait concentré dans ces moments-là. Le serveur nous apporte nos tasses accompagnés d’une assiette de tapas. Croyant à une erreur, nous lui faisons remarquer que nous avions juste commandé des cafés, mais il insiste. C’est la tradition dans certains endroits de l’est de l’Andalousie : la boisson, surtout le vin ou la bière, est souvent accompagnée d’un tapa offert, de qualité variable (généralement juste quelques chips ou cacahuètes). Il nous apporte ensuite deux autres assiettes, chaudes et réconfortantes. Cadeau de la maison. En plus d’être un hôte généreux, Miguel est le frère de Raul, qui gère l’auberge. Un coup de téléphone plus tard et nous sommes installés devant la cheminée de l’auberge ouverte spécialement pour nous, où nous passons les trois jours suivants à attendre au coin du feu que la neige passe.
Quelques semaines plus tard, nous traversons cette fois la Sierra Nevada. Alors que le printemps est bien installé en dessous de 1500m d’altitude, lorsque l’on monte, l’hiver est toujours là. Le silence n’est rompu que par le croassement austère des geais des chênes et le fracas assourdissant des torrents, bien chargés en eau. Au dessus de 2000m, le bruit du vent couvre tout le reste. Les paysages sont spectaculaires, rudes mais magnifiques. Une fois en hauteur, au dessus des derniers villages, nous ne rencontrons plus aucun humain, mais de nombreux bouquetins et rapaces.
Enfin le printemps
Sans transition, après le froid et la neige, les températures montent à 30 degrés. Pas encore acclimatés, nous souffrons un peu au début. Puis la végétation reprend ses droits, les paysages verdissent et se couvrent de fleurs, arrosés par des averses qui maintiennent l’air à une température agréable. Après un mois et demi pas toujours facile, nous prenons notre pied ! A Ronda, nous rencontrons Tristan, voyageur anglais avec qui nous faisons un bout de route dans les sierras du sud-ouest de l’Andalousie. Nous nous attendions à des paysages secs, nous avons l’impression d’être quelque part entre le Pays Basque et la Colombie… D’après Wikipedia, cette région toute proche de Gibraltar est la plus arrosée d’Espagne. Ce pays n’en finit pas de nous surprendre ! Malheureusement, qui dit humidité dit également boue. C’est la goutte de trop pour mon vélo, qui mange de la poussière, du sable, de la neige et de la boue depuis bientôt trois mois. Le corps de roue libre est encrassé et les cliquets ne s’enclenchent plus. Je termine les 10km nous séparant de la Linea de la Concepcion en trottinette… Les vélocistes du coin ne savent pas m’aider, il faudra prendre le bus jusqu’à Tarifa pour trouver un mécanicien qui acceptera de me dépanner. Dommage, je me sentais mieux à La Linea, ville pauvre et un peu délabrée mais authentique, qu’à Tarifa, capitale de la surf culture du sud de l’Espagne, ses hordes de touristes « cools » qui alternent yoga sur la plage, cours de kitesurf et restaurant végétarien dans une ambiance pseudo-hippie mais authentiquement consumériste. Après avoir retrouvé mon oncle et ma tante en vacances dans le coin, nous reprenons la route en direction du Portugal où mes parents doivent nous rejoindre. La côte sud-ouest de l’Espagne à cette période est magnifique. Le vent ponctue le bleu turquoise de la mer de petites crêtes blanches. Côté terre, les collines couvertes de prés où paissent vaches et chevaux descendent en pente douce vers la mer. On se croirait presque dans le Finistère, en Irlande ou dans les Asturies, avec quelques degrés et la vue sur l’Afrique en plus.
Alors que nous remontons vers Cadiz, les paysages s’aplanissent et les températures remontent. L’air est lourd jusqu’à la traversée du Guadalquivir. Nous entrons alors dans le parc national de Doñana. 30km de plage déserte nous attendent jusqu’au prochain village. Seuls quelques pêcheurs en fatbike passent, ainsi qu’un gros bus tout terrain de temps en temps. Nous sommes seuls au monde et nous ralentissons pour faire durer le plaisir. Le soir, quand tous les pêcheurs sont partis, seuls restent des oiseaux de mer et le bruit des vagues. L’ambiance est magique. Après 3 mois intenses et parfois difficiles, c’est maintenant l’heure de se laisser aller.